Retrouvez l'intégralité de mon entretien avec Matthieu Ricard pour Lyon Capitale
ENTRETIEN – Oser l’altruisme ! Provocation ? Naïve utopie ? La crise économique qui sévit depuis 2007 en Occident ne pousse-t-elle pas, au contraire, au repli sur soi, à préserver ses acquis, sa famille et ses biens ? Matthieu Ricard nous démontre que non.
Certains penseront, peut-être, que le discours est facile venant d’un moine bouddhiste habitué au détachement. Mais le dernier livre de Matthieu Ricard, Plaidoyer pour l’altruisme, la force de la bienveillance, prouve que l’altruisme n’est plus un luxe mais une nécessité pour répondre aux défis de notre temps. L’ouvrage présente en effet, en 900 pages, une synthèse saisissante des données psychologiques, économiques, philosophiques, scientifiques et environnementales existantes à ce jour sur le sujet. Une somme accessible à tous, car, outre sa casquette de moine bouddhiste, célèbre en tant qu’interprète en Europe du dalaï-lama depuis près de vingt-cinq ans, Matthieu Ricard est également, ce que l’on sait moins, un scientifique de formation.
Docteur en biologie, élève du prix Nobel de médecine François Jacob, et fils du célèbre écrivain et philosophe polémiste Jean-François Revel, il a appris auprès de ces deux hommes la rigueur scientifique et l’honnêteté intellectuelle. Une démarche
pragmatique et exigeante qu’il a ensuite poursuivie, pendant plus de 40 ans,
auprès de ses maîtres tibétains. Cette double formation lui permet aujourd’hui
de nous présenter, après cinq années de recherches ininterrompues, ce tour
d’horizon très documenté sur l’altruisme. Et, gageons que beaucoup de lecteurs se
sentiront concernés par ce sujet, au point, d’oser l’altruisme.
Extrait:
Ce livre est-il accessible à tous ? La somme de données
recueillies est impressionnante. Certains peuvent penser qu’il est destiné à
des spécialistes, à des chercheurs… D’autres qu’il est pour des bobos parisiens,
qui ne sont pas confrontés aux réalités de la vie, et qui veulent se donner
bonne conscience ainsi.
Nous
sommes tous concernés par l’altruisme, que l’on soit riche, au chômage, jeune,
ou vieux. L’avenir de nos sociétés dépend en grande partie de sa mise en
pratique. La survie de la planète également. Le bonheur et le bien-être des
individus aussi. Plus que jamais, nous devons nous rendre compte de
l’interdépendance qui nous relie.
Dans
cet ouvrage, j’essaye de démontrer, en m’appuyant sur notre histoire philosophique
et sur de nombreux travaux réalisés par des scientifiques reconnus dans leurs
domaines de compétences, qu’oser l’altruisme dans nos quotidiens n’est pas un
choix utopique ou naïf, mais une nécessité pour répondre aux défis de notre
temps, défis économiques, sociétaux et environnementaux. J’ai travaillé pendant
cinq ans à la rédaction de ce livre, pour le rendre accessible au grand public
tout en étayant chaque point par des travaux de recherches dignes de confiance.
Les sujets abordés sont très variés — évolution, enfance, psychologie,
génocides, sort des animaux, environnement, économie positive, engagement local
et gouvernance globale, car je me suis aperçu peu à peu, que de très nombreux sujets
étaient intimement liés à l’altruisme et à l’égoïsme......
Selon vous, nous pouvons changer, devenir moins égocentriques,
moins nombrilistes, moins narcissiques. Mais modifier en profondeur nos
habitudes de pensées, demande d’y consacrer beaucoup de temps, de l’énergie, de
la patience, du courage. Est-ce vraiment possible?
Les
recherches en neurosciences prouvent que toute forme d’entraînement de l’esprit,
l’apprentissage de la lecture ou d’un instrument de musique ou développer
l’amour altruiste et la compassion par exemple, induit une restructuration fonctionnelle
et structurelle dans le cerveau. De plus, de récents travaux, menés par des théoriciens
de l’évolution, mettent l’accent sur l’évolution des cultures. Plus lente que les
changements individuels, elle est, cependant, plus rapide que l’évolution
génétique.....
Vous dites que l’altruisme est l’un des enjeux majeurs de ce
siècle… Les religions, la morale laïque, n’ont pas réussi à nous transformer au
point d’être d’ores et déjà altruistes ! Les données scientifiques pourraient-elles
être plus efficaces si elles nous démontrent que c’est l’une des seules
possibilités pour parvenir à conjuguer les défis de notre temps ?
Bien
que prônant la nécessité de développer des qualités humaines proches, les
religions divisent parfois, car elles sont issues de civilisations spécifiques.
Nous vivons dans un monde globalisé. Aujourd’hui, les particularismes culturels
ne rapprochent pas forcément alors qu’une éthique séculière, telle que celle décrite
par le Dalaï-lama, et des connaissances scientifiques peuvent le faire plus
facilement. Il est bien plus aisé de discuter, sans diviser les êtres, sur des
bases validées par la raison et sur des valeurs universellement admises — la
tolérance, la bienveillance, l’honnêteté, l’équité, etc.
....
Le
psychologue américain Tim Kasser et ses collègues de l’université de Rochester
ont mis en évidence le coût élevé des valeurs matérialistes. Des études faites
sur 20 ans, ont démontré, qu’au sein d’un échantillon représentatif de la
population, les individus qui concentraient leur existence sur la richesse,
l’image, le statut social et autres valeurs matérialistes promues par la
société de consommation, sont moins satisfaits de leur vie, et en moins bonne santé,
que le reste de la population. L’altruisme est le fil d’Ariane qui peut nous
permettre d’harmoniser toutes ces exigences. Si chacun d’entre nous, à son
niveau et à son rythme, cultivait davantage cette capacité, son impact sur nos
quotidiens serait considérable. Cela prendra du temps, mais demandez-vous si
vous ne préféreriez pas que votre bien-être et celui d’autrui soient plus
souvent pris en compte. Et si vous ne préfériez pas vivre dans des sociétés où
nous serions tous plus responsables vis-à-vis des générations à venir, et dans
lesquelles nous pourrions développer une économie plus solidaire. C’est
important d’en avoir conscience. Nous pouvons tous initier le changement de
paradigme qui permettrait de construire un monde différent. En nous transformant,
en éduquant nos enfants à se comporter avec altruisme, et en se rappelant que
nous avons des devoirs vis-à-vis de nous, des autres, de la planète.
SOYEZ HEUREUX ET SEREIN ET FAITES EN PROFITER LES AUTRES