Pourquoi
« un sage » tel que vous, s’intéresse-t-il à ce sujet, à «ce veau d’or », au
point de lui consacrer un livre?
Tout simplement parce que, comme
beaucoup d’autres, je n’ai rien compris à la crise de 2008. Les commentaires
des experts qui, d’ailleu rs,
n’étaient pas d’accord entre eu x, ne
m’éclairaient pas sur ce qui se passait réellement. Aussi, j’ai eu envie de
voir comment notre relation à l’argent avait évolué au cours des siècles et ce qu’était
vraiment cet instrument que nous, humains, avions inventé et qui, d’une
certaine manière, s’était, peu à peu, libéré de son créateur. Je voulais
découvrir, comment cet ogre, qui a tout avalé, ce tyran qui étend sa
dictature en uniformisant tout ce qu’il touche à l’aune de ce qu’il est, à
réussi à nous dominer
et à nous manipuler à ce point là.
Historien de formation, j’ai donc
remonté le temps, de sa naissance à aujourd’hui, et étudié ses formes, ses
mouvements, ses humeu rs. La manière
dont, de territoire en territoire, il a tout envahi et conditionné. La façon
dont il a organisé ses conquêtes et son propre culte.
Auteu r,
dramaturge, en l’étudiant, il m’est apparu comme un personnage vivant. Je l’ai
donc mis en scène aux grandes époques de l’histoire en racontant des anecdotes qui
le concernaient. Je l’ai regardé réagir aux crises économiques qui ont traversé
le monde, dont la crise actuelle qui dit beaucoup sur sa fin possible. Car, cette
crise qui dure signifie qu’il n’a encore repris complètement la main, bien qu’il
commande toujours nos goûts en matière d’art, de beauté, d’esthétisme. Ce que
je montre dans les deu x premiers
chapitres de mon livre consacrés aux beaux livres et au vin. Autrefois, un bibliophile
pouvait s’acheter un beau livre pour une somme
modique. Depuis une quarantaine d’années, ce
n’est plus possible. Tout a une cote. Tout a un prix. Ce qui importe
c’est : « combien ça vaut » ? On aime, on apprécie, on se
reconnait, en fonction de la valeu r financière
attribuée aux objets, à ce que l’on possède. L’argent est devenu un dieu qui donne de l’attrait aux choses qu’il adoube ;
et on oublie leu r âme, leu r vécu, leu r
histoire… Shakespeare, le
premier , avait parlé de lui ainsi dans Timon d’Athènes. Il
était visionnaire. Un prophète. Dans cette pièce que j’ai adaptée et qui a été mise
en scène aux Bouffes du Nord, par Peter Brook, Timon appelle l’or : « Dieu Visible ». Après quoi, suit une longue tirade sur les
pouvoirs immenses, quasi divins de l’or, que Marx commentera par la suite.
Notre
relation à l’argent, est-elle l’un des rares endroits où l’on ne peu t pas tricher, se mentir…. Le diable est dans ces
détails-là ?
La
plupart de ceu x qui parlent de l’argent le font, sans
le connaître.
C’est d’abord un personnage
bienfaisant. D’ailleu rs nous
l’acceptons tous, en général, avec plaisir et, nous tombons sans vraiment
rechigner, et avec la même constance, dans les pièges que ce despote nous tend.
La plupart d’entre nous l’aiment et font tout pour en avoir. Mais, dans nos
pays, pas aux Etats-Unis, notre relation à l’argent est très paradoxale. D’un
coté, nous le voyons comme un formidable outil que nous avons inventé pour
faciliter notre existence, nous enrichir, améliorer nos conditions de vie, nous
permettre de commercer avec d’autres peu ples…
De l’autre, depuis Moise et le veau d’or et Jésus-Christ et les marchands du
temple, nous le diabolisons. Nous l’adorons et le maudissons. Cette relation
amour-haine fait de lui un serviteu r
et un maître.
Mais, l’argent possède également bien
d’autres facettes. C’est un personnage complexe qui a, selon moi, détesté
certaines choses au cours de son existence. La fausse monnaie, qu’on le
travestisse, qu’on le mélange à des métaux divers, qu’on le prenne pour ce
qu’il n’est pas. Ce que j’illustre dans le livre notamment par l’histoire de
Napoléon, partit pour la campagne
de Russie , avec des faux roubles pour acheter de la
nourriture aux paysans….. Ce qui s’est retourné contre lui !
Je crois qu’en réalité, l’argent
aime être serviable, respecté, considéré comme un membre bienveillant de la famille. C ’est son
rêve. Mais ce rêve a été brisé par les hommes. L’argent déteste les périodes où
l’argent flambe, où on lui rend un culte extrême. Il me l’a dit… ( rire)… Si nous le comprenions, qu’on le considérait comme
un personnage à part entière, nous le traiterions et l’aimerions mieux et il
nous servirait, nous aiderait. Mais, nous n’avons jamais su le faire. C’est
pourquoi, il se rebelle ! ......
Avez-vous
trouvé la paix ?
Je n’ai jamais été en guerre…. J’ai été conscient, très tôt, d’être un
privilégié. J’ai eu la chance de naître en France, de pouvoir profiter du
système éducatif français, de
faire des études supérieures, de vivre de mes écrits, de
côtoyer des personnes rares… Pour toutes ces raisons, j’éprouve une gratitude
infinie envers la vie et je la remercie pour tout ce qu’elle m’a apporté et
proposé. C’est pour cela qu’à partir de 40 ans, je me suis engagé dans
différentes actions bénévoles, pour rendre, modestement, un peu de ce qui
m’avait été offert. Pour le partager. La vie est faite d’échanges… Cela participe
à lui donner du sens !
Etre un humain est pour moi, à la fois complexe, passionnant, et
mystérieux. Nous sommes des êtres vivants, au milieu d’autres êtres vivants,
des animaux, des plantes, avec lesquels nous sommes en interaction. Prendre
conscience de cette réalité, des relations que nous entretenons avec ce qui
nous entoure, que la vie existe aussi, en dehors de nous, est enthousiasmant.
J’aime sentir que la vie s’échange sur différents plans et que j’y collabore.
C’est aussi pour cela que je m’intéresse depuis toujours aux autres cultures,
pour comprendre ce qu’elles disent de cette réalité. L’un de mes amis me disait
un jour : « Nous sommes un moment de l’histoire de la matière et
ce moment est la conscience. » Vivre et se sentir vivre est difficile
mais quelle aventure !
http://www.lyoncapitale.fr/Journal/France-monde/Culture/Livres/JC-Carriere-l-argent-ogre-ou-personnage-bienfaisant